Pendant près de dix ans, l’État français a diffusé une fausse monnaie dans le plus grand secret06-11-2024 – Ouest-France - Par Mathilde GUILBAUD.En fouillant les archives de la Banque de France pour une enquête, Yannick Colleu, expert en métaux précieux, a fait une étonnante découverte. L’État français a diffusé une « vraie fausse » monnaie, illégalement et dans le plus grand secret. On vous raconte.
« Une découverte qui vaut son pesant d’or », affirme Yannick Colleu. Car quand on pense aux grandes escroqueries, on a en tête des arnaqueurs comme Charles Ponzi et sa fameuse pyramide, ou des riches hommes d’affaires aux tactiques élaborées d’optimisation fiscale. Personne n’oserait envisager que l’État et nos solides institutions puissent être à l’origine de supercheries. Pourtant, celui-ci a profité de cette confiance aveugle pendant près de dix ans.
« De 1951 à 1960, de manière illégale, et dans le plus grand secret, le ministre des Finances, avec l’aval de la Banque de France, a fait fabriquer et diffuser des copies de monnaies d’or. » C’est ce qu’a constaté ce spécialiste des métaux précieux, en se plongeant dans les archives de la Banque de France, et dont il fait état dans son ouvrage L’Or des Français. On vous explique.
Solution « illégale » à la criseTout commence en 1951. La France fait face à de grandes difficultés financières d’après-guerre. « Il nous reste très peu d’or à la fin de la guerre, tout a été fondu pour acheter des munitions », explique Yannick Colleu. Depuis la ratification des accords de Bretton Woods en 1945, la défense du marché de l’or est indissociable de la santé de l’économie, pour maintenir la parité avec le dollar, unique devise convertible en or.
« On était sorti de l’étalon or, et on essayait de suivre le dollar », précise-t-il. D’autant plus, car deux emprunts sont contractés par l’État français en 1952 et 1954, indexés respectivement sur l’or et le napoléon (pièce d’or de 20 francs avec la valeur d’un Louis d’or).
Le ministre des Finances de l’époque trouve alors une solution en or pour calmer le marché de manière indolore, mais surtout illégale.
« On a repris les designs à l’identique des pièces de 20 francs frappées de 1907 à 1914, de type « coq » et démonétisées en 1926. Puis on les a remis en circulation sans rien dire ».« Secret de Polichinelle »Et ce, malgré les réticences au sein du Conseil Général de la Banque de France. Et qui plus est, dans le plus grand secret :
« Le gouverneur fait un compte rendu à la Banque de France pour qu’elle réalise des fausses monnaies démonétisées, il n’y a même pas de décret comme c’est la norme habituellement. Il envoie juste une lettre qui indique que c’est son prédécesseur qui avait pris l’initiative », sourit le retraité passionné de 72 ans. Ce n’est même pas mentionné dans le rapport annuel de l’Administration des Monnaies et Médailles.
« C’est un secret de Polichinelle, confirme de son côté Arnaud Manas, responsable du service du patrimoine de la Banque de France. Cette information a par ailleurs été évoquée au Parlement en 1976. »Pièce jointe:
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À droite une pièce de 20F dite Marianne-Coq de 1909. À gauche, la copie réalisée entre 1951 et 1960. (Photo : Yannick Colleu, Archives de la Banque de France)Au total, 37,5 millions de « fausses » pièces auraient été frappées. Tout ça pour permettre à l’organisme de contrôle du marché, le Fonds de stabilisation des changes, de stabiliser le marché de l’or. De nos jours, la copie de monnaie démonétisée est un délit selon l’article 442-3 du Code pénal.
« On a lésé les Français »Mais très rapidement, ces pièces commencent à poser question. Même si les copies sont minutieusement réalisées, imitant à la perfection leurs aînées, allant même jusqu’à porter le même millésime (l’année de frappe, de 1907 à 1914), leur brillance flambant neuve attise la suspicion des professionnels. « On a crié au faux ! raconte Yannick Colleux. En janvier 1952, la Banque de France est contrainte de sortir un communiqué pour s’expliquer. »
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Communiqué de la Banque de France du 31 janvier 1952, qui confirme la diffusion de vrai fausse monnaie d’or. (Photo : Yannick Colleu, Archives de la Banque de France)Feuille d’or sur le gâteau : une autre différence, la couleur plus rouge que les pièces précédentes, serait liée à un autre alliage plus argenté et moins doré, selon l’expert. Il affirme que ces pièces ont une teneur en or inférieur au titre officiel d’or, soit 897,3 millièmes au lieu 900 millièmes. Ainsi, pendant plusieurs décennies, « les Français, croyant acheter des monnaies d’or garanties, ont été lésés. » Au total, sur les 217 tonnes d’or mises en circulation, 654 kg d’or fin auraient été économisés par l’État. Pour justifier cette accusation, il met notamment en avant un document retrouvé dans les archives de la Banque de France, le titre des copies (voir ci-dessous). « Une pièce de 20 francs était émise au poids de 5,8065 g d’or fin alors que les copies étaient demandées au poids de 5,789 g de fin par pièce. »
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Titre officiel de la copie de monnaie d’or 1951 à 1960. (Photo : Yannick Colleu, Archives de la Banque de France, « Mouvements de l’or en 1956 »)De son côté, la Banque de France conteste :
« Les pièces n’ont pas été allégées et sont dans les tolérances de fabrication. De plus, les pièces s’usent et perdent de leur masse. Le taux de fin (pureté de l’alliage) ne peut pas être d’une précision absolue. »Des copies taxées autant que les vraiesMais bien plus que la teneur en or, c’est la taxation que dénonce aujourd’hui le spécialiste de la fiscalité des métaux précieux, peu avantageuse pour les détenteurs de ces vraies fausses pièces comme épargne.
« Ces pièces ne sont pas des monnaies, mais des jetons, et devraient donc être exonérées jusqu’à 5.000 € à la revente. Or aujourd’hui, le fisc applique la taxe de 11,5 % sur le prix de vente comme s’il s’agissait d’une vraie monnaie ». Une taxation justifiée par Arnaud Manas :
« Lorsqu’elle intervenait sur le marché de l’or (avant 1973), la Banque de France reconnaissait ces napoléons comme des monnaies au même titre que les vrais ». Une vraie fausse monnaie qui vaut son pesant d’or.
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